Emmanuel Delley : «Cela peut paraître étrange, mais je me réjouissais d’aller en internat. »

Emmanuel Delley : «Cela peut paraître étrange, mais je me réjouissais d’aller en internat. »

Emmanuel Delley est passé par le Collège de St-Maurice de 1985 à 1987. Aujourd’hui, établi à Genève, il représente un gestionnaire institutionnel avec comme clients des banques et des caisses de pension de Suisse Romande.

Emmanuel Delley est passé au Collège de St-Maurice de 1985 à 1987

Comment êtes-vous arrivé au Collège ?

En skateboard, de la gare à l’Internat (rires). Plus sérieusement, c’est moi qui ai demandé à mes parents de me faire changer de système scolaire. Nous étions une bande de copains, entre 13-16 ans. Certains « ramaient », d’autres avaient redoublé. Ce fut mon cas à l’école secondaire de Colombier (Neuchâtel). Comme j’allais encore redoubler, il fallait que quelque chose change. J’avais compris que je ne pouvais pas continuer comme cela. J’avais dans l’idée que l’Internat pouvait être une bonne chose pour moi. Et cela fût vraiment un tournant pour moi. Je remercie d’ailleurs encore mes parents pour m’avoir envoyé en internat (rires).

Pourtant l’idée de l’internat résonnait plutôt comme une punition …

Cela peut paraître étrange, mais je me réjouissais d’aller en internat. Peut-être parce que mon père était passé par un internat, pas celui de Saint-Maurice, mais celui d’Estavayer-le-Lac. Peut-être aussi parce que mon adolescence a été rythmée par la lecture de Bennett et Mortimer ou les aventures de deux adolescents qui font les 400 coups dans un internat. C’était à mourir de rire. J’avais donc une perception positive de l’internat ; je me suis dit que cela pouvait être sympa.

Et l’éloignement, comment l’avez-vous vécu ?

Oui bien sûr, à cet âge ce n’est pas facile. Mais en même temps, ce fut peut-être une première forme d’indépendance car on partait de la maison. Le rituel du train du dimanche soir, je l’avais découvert bien avant l’école de recrues et celui de la gare de Lausanne, où avec mes amis – entre deux trains – nous courrions vite au McDonald pour nous acheter des hamburgers ; à l’époque, à Neuchâtel, il n’y en avait pas.

Photos d'Emmanuel Delley avec ses camarades d'internat à l'intzernat de St-Maurice
Photos d’Emmanuel Delley avec ses camarades à l’internat de St-Maurice

Quand avez-vous quitté le Collège ?

Deux ans après mon arrivée. Il m’a fallu ce temps pour comprendre ce que j’aimais et acquérir la discipline nécessaire pour apprendre. Le rythme fut important dans ce processus, en particulier les 4 heures d’études (matin, midi et soir). Puis, j’ai fait une année en scientifique mais les mathématiques ne me convenaient pas et les notes furent horribles. Avec le recul, j’aurais dû choisir les sciences économiques, puisque je voulais faire carrière dans le monde de la finance. Comme à la fin de la première année en scientifique j’avais terminé mon école obligatoire et je suis donc reparti pour Neuchâtel.

La suite ?

L’Ecole Supérieure de Commerce à Neuchâtel au terme de laquelle, je suis parti parfaire mon anglais à Londres à Swiss London Business School. A mon retour en Suisse, j’ai commencé dans le back office (administration) d’une banque japonaise spécialisée dans le trading (négoce de titre).

Trading, back office, …. Le monde la finance est vaste. Pouvez-vous dresser une carte de votre univers ?

Avant toute chose, que vend-t-on ? Le produit se trouve au cœur de cet univers. Certains vendent du café, nous nous plaçons de l’argent et ce produit a un prix. En face, il y a différents clients : le particulier, l’entreprise, les banques et les institutionnels.

Le particulier a besoin de placer son épargne et d’effectuer des opérations courantes (retraits, paiements, changer des monnaies). L’entreprise, quant à elle, a des besoins similaires mais avec des montants plus conséquents. Elle recourt aussi à d’autres services : gestion des liquidités, augmentation de capital ou encore un rachat d’entreprises. Pour les institutionnels (caisses de pension, multinationales, états), le plus grand des enjeux portent sur le placement de leurs fortunes avec souvent des contraintes ou des exigences posées par des organismes tels que la FINMA : à titre d’exemple, un fonds de pension ou un fonds souverain peut procéder à des investissements à risques mais selon des règles bien définies par la loi. Il s’agit de placements à long terme où la sécurité est préférée à la rentabilité.

Vous représentez un gestionnaire institutionnel en Suisse. De quoi s’agit-il ?

Les banques et les caisses de pension externalisent une partie de leur gestion à des spécialistes ; nous sommes un de ceux-là. Notre métier consiste à leur proposer des solutions qu’ils ne pourraient pas gérer eux-mêmes

Et quelle est donc votre fonction et votre métier au sein de ce fonds d’investissements ?

Je représente pour la Suisse romande un des plus grands asset managers (gestionnaire de fortune ou d’actifs) qui a sous gestion 250 milliards de $, soit le 70ème au plan mondial. Nous sommes 4 collaborateurs en Suisse, dont moi pour la Romandie. Notre entreprise fait partie d’un groupe hollandais d’assurances avec 11’000 collaborateurs dans le monde. Nous-mêmes, NNIP (National Netherlands Investment Partners) sommes 1’000 collaborateurs. Notre métier est de gérer des fonds confiés par des clients institutionnels.

Pourquoi ?

Il s’agit de spécialisation. Notre univers est complexe ; nos clients s’adressent à nous car nous disposons du savoir-faire pour exécuter ce genre de mandats.

Le secteur bancaire a été secoué ces dernières années par des crises. Aujourd’hui, quelles sont les grandes tendances ?

J’en vois trois. Premièrement, la fin du secret bancaire. Elle a fondamentalement changé beaucoup de choses. Aujourd’hui, tous les fonds en Suisse sont déclarés ; hier un client qui voulait échapper au fisc, payait un prix plus élevé pour la discrétion. Aujourd’hui, ce même client peut faire jouer la concurrence et discuter des prix. En résumé, l’argent se déplace plus facilement.

Ensuite, la consolidation. Il est devenu difficile à une banque privée de rester rentable ; les marges diminuent et les coûts liés à la réglementation ont fortement augmenté. En Suisse, le nombre de banques a logiquement diminué : fusions, rachats, fermetures. Citons le rachat de La Roche Nottenstein par Vontobel, le retrait de la licence à Espirito Santo ou encore la fusion entre la Banque Gonet avec Mourgue d’Algue & Cie. Cette consolidation entraîne la création de grands groupes bancaires disposant de moyens (financiers) pour offrir une palette complète de prestations. Le métier de banquier est ainsi devenu plus difficile : il faut se spécialiser dans un domaine afin d’être en mesure de répondre de manière pointue.

La technologie ensuite. Elle bouleverse les hiérarchies. Aujourd’hui, vous pouvez accéder directement à une masse impressionnante d’informations. Le client s’informe avant. La multiplication des canaux d’informations et leur disponibilité réduit l’écart de connaissance entre le client et le banquier. Un autre aspect de la révolution numérique sont les outils et les interfaces. Un exemple serait Swissquote où vous pouvez investir par vous-même. Cela dit, je ne crois pas que les « robots » vont remplacer les conseillers. Pour un certain type de clientèle, oui mais pas pour les grandes fortunes et les entreprises. Ces instruments vont aider à constituer un portefeuille mais ils ne géreront pas l’intégralité du processus de placement. Cet aspect amène son corolaire : en termes de compétences, il y a celles qui relèvent du savoir professionnel ; elles s’acquièrent par la formation.

Face à ce secteur en mutation, que diriez-vous à un jeune voulant y faire carrière ?

Dans le monde de la banque, si vous voulez évoluer dans la gestion de fortunes, il est essentiel de disposer d’un bon réseau de contacts ; ce réseau se construit. Il peut commencer à l’internat. Au-delà de cet aspect, il faut aimer les gens et s’intéresser à eux, comprendre leurs problèmes et leurs besoins. La connaissance des marchés et de leur fonctionnement est bien sûr nécessaire, mais cela ne suffit pas. A mes yeux, le sens du service constitue une compétence essentielle. Il faut aimer servir ses clients. Le plaisir vient de la relation, celle qui se construit avec le temps et débouche sur une collaboration à long terme. La confiance accordée par vos clients est un bon indicateur de la qualité de votre travail. Donc, mon conseil est naturellement de connaître le monde la finance et les marchés financiers, mais avant toute d’aimer servir.

Emmanuel Delley précise que la taille des investissements implique une prise de décision qui peut prendre 6 mois à deux années ; pendant cette période, il est en contact régulier avec ses clients pour présenter et expliquer les projets financiers. A l’opposé d’un trader, il ne passe pas toutes ses journées les yeux rivés sur des écrans.

Le monde la finance est mondialisé depuis longtemps. Est-il nécessaire pour un jeune de disposer d’une expérience à l’étranger ?

Je pense que oui. Votre horizon s’élargit et vous comprenez le monde plus rapidement. J’ai travaillé à Londres pendant plusieurs années; ce n’est certes pas très loin, mais j’en suis revenu enrichi. Partir à l’étranger vous permet ainsi de sentir un autre pouls du monde. Celles et ceux qui ne sont pas sortis de Suisse ne comprendront pas comment les Asiatiques ou les Américains travaillent, ou encore quelles sont leurs préoccupations. Je pense que cela constitue une grande force. Sans mentionner la maîtrise de langues étrangères.

Au cœur de votre métier se trouve le commerce de l’argent. Vous évoluez dans ce secteur depuis près d’un quart de siècle. A titre d’exemple, le taux d’intérêt était prohibé dans le passé. Comment voyez-vous l’argent ? Est-ce du temps ? Est-ce du pouvoir ?

A Genève, cette relation à l’argent est marquée par la religion protestante ; elle autorise la facturation d’intérêts. Cela doit aussi expliquer la force des Anglo-Saxons dans la finance. Quant au pouvoir, oui, il existe mais pas à notre niveau. ; nous ne pouvons pas influencer le cours de choses. Pour connaître ce sentiment, il faudrait évoluer dans d’autres sphères, où des personnes telles que Georges Soros ont du pouvoir et l’exercent. Cela dit, lors de gains ou de pertes réalisés lors de transactions, nous sommes bien conscients des impacts, respectivement positifs ou négatifs. Les volumes d’investissements quant à eux n’impressionnent pas, et c’est bien ainsi, car il faut « garder la tête froide » dans nos métiers.

« Wall Street » de Oliver Stone dépeint un monde cruel, voire cynique. Faut-il être un tueur pour évoluer dans ce secteur ?

Non ! Il est vrai que la grille de lecture est financière et comptable ; des décisions sont prises en fonction de critères de rentabilité, de croissance ou de pérennité ; ces mêmes décisions peuvent être lourdes de conséquences pour des personnes (fermeture d’une usine, etc.). Mais ce n’est pas notre métier. Pour cela, c’est-à-dire le conseil en investissement, il y a d’autres acteurs sur le marché, le conseil en fusions et acquisitions par exemple.

Pour en revenir à votre question, s’il existe sûrement des « tueurs », la finance n’en a pas le monopole ; il faut démystifier notre profession. Pour certains, des montants comme je l’ai mentionné auparavant peuvent donner le vertige et de là un sentiment de puissance. C’est aussi une compétence que de pouvoir garder les pieds sur terre.

Lorsque l’on travaille dans votre secteur, on voit passer des montants dont peu de mortels connaissent l’existence. Comment fait-on pour se ressourcer ?

Image Emannuel-Delley, sa femme et son fils
Emmanuel Delley est Vice Président des vieux-membres d’Industria Neocomensis, société d’étudiants de l’Ecole Supérieure de Commerce de Neuchâtel.

Il est essentiel de disposer d’autres centres d’intérêts. Il faut laisser – dans la mesure du possible – son travail au bureau et penser à autre chose. Cela est d’autant plus vrai que la roue tourne : vous pouvez perdre votre emploi, votre métier peut disparaître, etc. et à ce moment-là, si vous n’avez rien d’autre, vous risquez de vous trouver démuni. Ce qui me passionne c’est mon métier. J’en ai une autre : ce sont ma femme et mon fils. L’hiver, nous skions en Valais et l’été nous naviguons sur le lac.  Mon fils – qui a six ans est avide de snowboard.

Retournons à la vie associative ! Vous êtes vice-président de l’association des anciens membres de la société d’étudiants de l‘Ecole Supérieure de Commerce de Neuchâtel « Industria Neocomensis». Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Nous avons fêté nos 125 années d’existence en 2016. Nous comptons 150 membres en Suisse et à l’étranger. Mon rôle est de trouver de nouveaux membres. J’imagine que c’est un thème d’actualité pour l’Alyca également. Mon engagement relève un peu de la nostalgie, souvenirs d’étudiants, mais aussi de l’envie de demeurer en contact avec ces jeunes ; c’est enrichissant. J’essaie de les orienter lorsque le besoin se fait sentir ; et eux, ils m’apprennent beaucoup.

Qu’est-ce qu’ils vous apprennent ?

Des jeunes de 15-18 ans vous donnent de l’énergie. La jeunesse représente le futur. Bien sûr leur monde n’est pas le nôtre. A certains égards, leur vie présente bien des avantages comparés à la nôtre : Internet, les vols à bas coûts, la multiplication des filières de formation, les moyens de communication, etc. Ces avantages en revanche ont intensifié la concurrence en matière professionnelle. Les places de travail sont devenues plus chères. Je constate aussi une plus grande une plus grande incertitude face au futur. L’actualité hélas nous le confirme. Chaque génération se construit avec son environnement. Ce fut notre cas. Ce sera ainsi demain. Le temps passé sur les réseaux sociaux me laisse perplexe ; s’il est bien de se mettre en relation et de communiquer, je ne suis pas convaincu par l’utilité de tous ces réseaux sociaux ; ils sont chronophages et peuvent détourner votre attention. Il est devenu moins onéreux et plus facile de communiquer ; mais il n’est aussi pas étonnant de trouver beaucoup d’informations fausses et inutiles.

Mais ces mêmes réseaux sociaux offrent une manière souple et efficace de découvrir et de se découvrir. La multiplication des expériences, n’accélère-t-elle pas l’apprentissage du monde ?

Oui, sans aucun doute. Mais ils peuvent aussi donner une image tronquée de la réalité. Un jour compte 24 heures et le tour du monde à l’équateur compte environ 40’000 km. Or, ces contraintes sont incompressibles. Tôt ou tard, nous devons nous adapter à ce monde. La vie ne se franchit pas à coups de clics, ni les difficultés ne se résolvent par « apps ».

Peut-être trouveront-ils d’autres utilisations que nous ne pouvons pas (encore) imaginer.

Oh oui !  Lorsque je dois communiquer avec mes étudiants de l’association, j’ai vite abandonné les bons « vieux » courriels car ils ne les lisent plus ! Les « chats » de type Whatsapp sont LES moyens de communication.

Si vous désirez contacter Emmanuel, veuillez consulter son profil LinkedIn!

Entretien effectué par Alexander Elmér.

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